Lire la Partie 1 :
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Voici, ô moines, la Vérité Noble dite la cause du dukkha. C’est cette « soif » produisant la ré-existence et le re-devenir et qui est liée à une avidité passionnée, qui trouve une nouvelle jouissance tantôt ici, tantôt là, c’est-à-dire la soif des plaisirs des sens, la soif de l’existence et du devenir et la soif de la non-existence1.
La cause du dukkha qui nous inflige est notre soif ou notre désir. Nous voulons avoir des choses que nous ne pouvons pas avoir, et alors nous souffrons. Cela provoque non seulement la souffrance ou l’insatisfaction dans cette vie, mais aussi le phénomène de la re-naissance par laquelle nous sommes enfermés dans une existence cyclique marqué par dukkha.
Quant à cette soif, sa racine à elle est l’ignorance. Comme Steve Hagen l’explique :
Il est impératif de reconnaître que notre insatisfaction prend sa source en nous. Elle naît de notre propre ignorance, de notre aveuglement face à notre situation réelle, de notre désir que la Réalité soit autre chose que ce qu’elle est2.
Ce lien entre l’ignorance et la souffrance n’est pas étranger à la vision du monde biblique. Dieu s’exclame à travers le prophète Osée : « Mon peuple périt faute de connaissance (Os 4.6). » C’est vrai que nos mauvaises conceptions du monde nous font mal. Nous avons un soif que nous cherchons à satisfaire chez toutes les idoles qui ne savent pas vraiment nous désaltérer. Le bouddhiste a raison de rejeter ces idoles vers lesquelles le cœur humain se tourne naturellement :
Qu’est-ce qui répondrait au vide douloureux du cœur ? L’argent ? La gloire ? Le sexe ? L’érudition ? Le pouvoir ? La vie en accéléré ? La vie au ralenti ? Des appartements de luxe à Paris et à Manhattan ? Un chalet tranquille au bord d’un ruisseau ? Peut-être que vous percevez déjà qu’aucune de ces choses ne fera l’affaire. En effet, quel que soit l’objet que nous choisissons, il ne peut, au mieux, qu’apaiser temporairement un désir particulier. La douleur sous-jacente du cœur reste omniprésente et inextinguible3.
Selon le bouddhisme, la raison pour laquelle nous agissons ainsi est parce que nous sommes ignorants de la nature de la réalité.
Individualité
L’aspect le plus important de cette ignorance humaine est l’ignorance de la nature de soi. Chaque personne croit qu’elle est un individu avec une existence propre, mais cette impression est niée dans le bouddhisme. Selon Hagen, « Nous avons tendance à nous considérer comme des personnes ou des individus – des entités séparées persistant dans le temps. Mais ce n’est pas le cas. Ce que nous appelons une personne, le Bouddha l’appelait simplement “flux”4. » Cette compréhension est un aspect de la doctrine de « co-production conditionnée » ou « la loi d’interdépendance. » Dans les paroles du Bouddha : « Lorsque ceci est, cela est. De l’apparition de ceci découle l’apparition de cela. Quand ceci n’est pas, cela n’est pas. La cessation de ceci entraîne la cessation de cela5. » L’idée est donc que tout ce qui existe est dans un grand flux de cause et effet où tout est transitoire est impermanent. Les personnes n’ont pas d’identité fixe parce qu’elles sont toujours en devenir, toujours le fruit momentané des causes en amont, toujours en train de donner place à la réalité en aval. L’intuition humaine d’être un individu qui perdure dans le temps est donc erronée et une source de dukkha. Selon Hagen, « C’est en nous accrochant à cette notion de soi – et nous y tenons beaucoup – que nous vivons au mépris de la Réalité. C’est ainsi que nous souffrons, et que nous souffrons beaucoup. Cela fait mal de défier la Réalité6. »
Cet enseignement est tellement contre-intuitif, que le langage humain ne peut même pas s’y accommoder7. Il n’est pas évident, mais c’est plutôt une conséquence logique d’une conception de l’univers sans Dieu transcendant. Quand le flux englobe toute la réalité, il n’y a pas de repère pour des personnes individuelles. Mais le Dieu transcendant qui est en dehors du grand flux ne change pas, et c’est lui le point de référence fixe pour toutes ses créatures. Lui peut choisir de créer les personnes, et il leur donne une identité stable qui ne dépend pas de leur nature en mutation constante. C’est le fait que le Transcendant est un Dieu personnel qui fonde l’existence individualisée des autres personnes.
Transcendance
Cette compréhension bouddhiste de l’existence humaine a son origine dans la réponse du Bouddha à un débat philosophique de l’époque sur l’existence de l’âme éternelle (ātman). La triomphe du Bouddha était de voir que la bonne réponse n’était ni « oui », ni « non ». Son approche s’appelle la « Voie Médiane », et elle refuse de s’attacher aux « extrêmes » des conceptions humaines ou « figées » de la réalité8.
Cette idée de la Voie Médiane est un fil d’Ariane qui se manifeste constamment dans l’enseignement bouddhiste, même jusqu’au point d’affirmer une Voie Médiane entre l’existence and la non-existence9. Il y a ce désir de transcender les catégories de notre expérience dans ce monde, cette intuition que la vérité est plus grande et plus multiforme que nos concepts humains. Selon Hagen, « Le monde de l’expérience n’est tout simplement pas figé. La Réalité ne se laisse pas condenser en concepts10. »
C’est à ce point que l’absence de Dieu pèse lourd dans la vision du monde bouddhiste. On est à la recherche du transcendant, mais on ne peut jamais le trouver parce qu’on a pris comme point de départ la non-existence de celui qui est le Transcendant. Là où Dieu devrait être, il y a une vide sur la carte que l’on ne peut définir que négativement. Alors la description du nirvana offerte par le Bouddha se limite à tout ce que le nirvanan’est pas :
Moines, il existe cette sphère où il n’y a ni terre, ni eau, ni feu, ni vent ; ni la sphère de l’espace infini, ni la conscience infinie, ni la sphère de non-chose, ni la sphère de ni-perception-ni-non-perception ; ni ce monde, ni l’autre monde, ni le soleil et la lune. Et là, moines, je ne parle ni d’aller ni de venir, ni de rester, ni de tomber, ni de surgir [dans une nouvelle renaissance] ; c’est vraiment sans support, sans existence temporelle continue, sans objet (_Ud._80-1)11.
La transcendance est introuvable parce que dans l’absence du Dieu Créateur, il y a l’absence de la distinction entre le Créateur et les créatures, ce qui définit réellement la transcendance Ne connaissant pas le Dieu qui est la fontaine de l’existence, la correction bouddhiste pour l’ignorance humaine est en fin de compte simplement une autre forme d’ignorance.
Le Péché originel
En perdant la distinction entre Créateur et créature, le bouddhisme perd de vue aussi la séparation entre le Dieu saint et ses créatures pécheresses. Celle-ci est la faille fondamentale dans la Deuxième Vérité Noble : l’ignorance qui est une source de souffrance ne suffit pas comme explication de la condition humaine. Premièrement, l’ignorance aussi a besoin de quelque explication. D’où vient cette ignorance ? Pourquoi l’homme a-t-il tendance à mal voir la réalité ? Comment sa vue s’est-elle corrompue tant ? Deuxièmement, et plus important encore, il y a une autre raison plus profonde pour la souffrance. Il n’est pas possible de réduire toute la méchanceté de toute l’histoire humaine à l’ignorance. D’où vient la haine ? D’où vient le plaisir de faire mal aux autres ? Qu’est-ce qui explique la perversité du cœur humain ?
La Bible révèle ce qui manque à la Deuxième Vérité Noble : le concept de la rébellion. L’homme a été créé pour Dieu, pour trouver l’épanouissement dans une relation avec son Créateur, mais parce que le premier homme s’est révolté contre le Créateur, la nature humaine s’est corrompue pour s’enfuir du Dieu dont elle a toujours soif. C’est cette corruption du cœur qui est à l’origine de sa méchanceté, et c’est l’inimité envers Dieu qui fait en sorte que les hommes cherchent des idoles pour tenter d’apaiser leur soif de Dieu.
Tant que nous ne prenons pas en compte ce rupture entre Dieu et l’homme, tant que nous ignorons que notre soif est pour Dieu, nous ne comprendrons pas la cause de dukkha. C’est ainsi que la doctrine du péché originel incorpore et dépasse la doctrine bouddhiste de la cause de dukkha.
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Lire la partie 3 :
Môhan Wijayaratna, trad., « Dhammacakkappavattana sutta (SN 56.11) », https://www.dhammadelaforet.org/sommaire/sutta_tipaka/txt/dhammacakkappavattana_mw.html.
Steven Hagen, Buddhism Plain and Simple. The Practice of Being Aware Right Now, Every Day, New York, Tuttle, 2011, p. 21. « It’s imperative to recognize that our dissatisfaction originates within us. It arises out of our own ignorance, out of our blindness to what our situation actually is, out of our wanting Reality to be something other than what it is. »
Ibid., p. 70. « What would answer the hollow ache of the heart? Money? Fame? Sex? Learning? Power? Life in the fast lane? Life in the slow lane? Luxury apartments in Paris and Manhattan? A quiet cottage by a running brook? Perhaps you can sense already that none of these specifics will do the trick. Indeed, whatever object we pick can at best only temporarily still some particular yearning. The underlying ache of the heart remains omnipresent and unquenchable. »
Ibid., p. 52. « We tend to think of ourselves as persons or individuals—separate entities persisting through time. But we aren’t. What we call a person, the Buddha referred to simply as “stream”. »
Thanissaro Bhikkhu, trad., « Assutavā Sutta: Uninstructed (1) (SN 12.61) », consulté le 2 avril 2025, en ligne, https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/sn/sn12/sn12.061.than.html. « When this is, that is. From the arising of this comes the arising of that. When this isn’t, that isn’t. From the cessation of this comes the cessation of that.
Steven Hagen, op. cit., p. 139. « It’s by holding onto this notion of self—and we hold it most dear—that we live in defiance of Reality. This is the means by which we suffer, and suffer greatly. It hurts to defy Reality. »
Comme l’admet Hagen : Ibid., p. 140.
Ibid., p. 131–136.
Tricycle, « What Is the Middle Way? », Buddhism for Beginners, consulté le 2 avril 2025, en ligne, https://tricycle.org/beginners/buddhism/middle-way/.
Steven Hagen, op. cit., p. 136. « The world of experience simply isn’t frozen. Reality won’t be condensed into concepts. »
Peter Harvey, Buddhism and Monotheism, Cambridge Elements: Religion and Monotheism, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, p. 36. « Monks, there exists that sphere where there is neither earth, nor water, nor fire, nor wind; neither the sphere of infinite space, nor infinite consciousness, nor the sphere of no-thingness, nor the sphere of neither-perception-nor-non-perception; neither this world nor the other world, nor both sun and moon. And there, monks, I speak neither of coming nor of going, nor of staying, nor of falling away, nor of arising [in a new rebirth]; it is really unsupported, lacking in continued temporal existence, and objectless. »